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La tempête continua toute la journée du lendemain. La nuit suivante, les nuages se dissipèrent, bousculés par le vent. En même temps, le thermomètre dégringola de quinze degrés à moins cinq. Le gel pétrifia l’univers à l’extérieur. Assis près de la fenêtre de la chambre, le regard perdu sur le paysage matinal tout en scintillements, Paul entendait Misery la truie qui couinait et l’une des vaches qui mugissait dans la grange.
Il entendait souvent les animaux ; leur présence sonore faisait tout autant partie de son environnement que le carillon de l’horloge du salon – mais jamais il n’avait entendu le cochon s’égosiller ainsi. Il lui semblait se souvenir des gémissements de la vache mais il s’agissait d’un bruit horrible car à cette époque il était submergé par la douleur. C’était lors de la première fugue d’Annie, quand elle l’avait laissé sans son Novril. Il avait beau avoir été élevé dans la banlieue de Boston et avoir passé le plus clair de son existence à New York, il croyait savoir ce que signifiaient ces douloureux meuglements de vache. L’une d’elles avait besoin d’être traite. L’autre non, apparemment ; sans doute le comportement erratique d’Annie, en la matière, avait-il contribué à la tarir.
Et le cochon ?
Affamé. Rien de plus. Et ça suffisait.
Les bêtes ne connaîtraient aucun soulagement, aujourd’hui. Il doutait que Annie fût capable de revenir, même si elle le voulait. Cette partie du monde s’était transformée en une immense patinoire. Il se sentit légèrement surpris du degré de sympathie qu’il éprouvait pour les animaux et du degré de colère qu’il ressentait contre Annie qui, dans l’arrogance de son égoïsme sans bornes, les laissait souffrir dans l’étable.
Si vos animaux pouvaient parler, Annie, ils vous diraient qui est en réalité le sale oiseau, ici.
Lui-même se sentit aussi bien que possible au cours de ces journées. Il mangeait des conserves, buvait l’eau qu’il prenait dans le nouveau pichet, avalait régulièrement ses médicaments et faisait la sieste chaque après-midi. L’histoire de Misery, avec son amnésie et le lien de sang (sang particulièrement malsain) resté (et pour cause) jusqu’ici insoupçonné, progressait régulièrement, s’orientant vers l’Afrique où devait se passer la deuxième moitié du livre. L’ironie du sort voulait que cette femme l’eût contraint à écrire ce qui serait sans difficulté le meilleur récit de la série des Misery. Ian et Geoffrey étaient partis pour Southampton afin d’armer un schooner appelé Lorelei en vue du voyage. C’était sur le Continent Noir que Misery, qui ne cessait d’avoir des transes cataleptiques aux moments les moins opportuns (et qui évidemment, si jamais elle était de nouveau piquée par une abeille, même dans des années, mourrait en quelques instants), serait soit tuée, soit guérie. À deux cents kilomètres à l’intérieur des terres par rapport à Lawstown, un minuscule comptoir anglo-hollandais situé dans le dangereux croissant de la côte Barbaresque, vivaient les Bourkas, les indigènes les plus dangereux d’Afri-que. On les connaissait parfois sous le nom d’Hommes-Abeilles. Rares étaient les Blancs revenus du pays des Bourkas après s’y être aventurés ; mais ceux qui avaient réussi l’exploit rapportaient des récits fabuleux sur une tête de femme taillée dans la pierre d’une haute mesa en voie d’effritement, une figure impitoyable à la bouche grande ouverte avec un énorme rubis encastré dans son front de pierre. Une autre histoire courait – ce n’était qu’une rumeur, mais étrangement persistante – disant que dans le réseau de grottes qui s’étendait derrière le front de l’idole, on trouvait un essaim d’abeilles géantes albinos, protégeant dans un grouillement incessant leur reine, monstre gélatineux infiniment venimeux doué d’une infinie magie…
Pendant ces quelques journées, il s’était diverti à parfaire ces agréables absurdités. Le soir, il restait tranquillement assis, écoutant les couinements du cochon, à imaginer comment il allait tuer le Dragon femelle.
Jouer à Sauras-tu ? dans la vie réelle était tout à fait différent que d’y jouer assis en tailleur au milieu d’un cercle de gamins, ou adulte derrière sa machine à écrire, découvrit-il. Tant que ce n’était qu’un jeu (et même s’il gagnait sa vie avec, ce n’était tout de même qu’un jeu), on pouvait imaginer les choses les plus invraisemblables et les rendre crédibles – voir par exemple la parenté cachée qui unissait Misery Chastain à Charlotte Evelyn-Hyde (il avait fini par en faire des demi-sœurs ; Misery devait plus tard découvrir son père, plus ou moins intégré à la tribu des Hommes-Abeilles). Dans la vie réelle, néanmoins, le pouvoir de provoquer ce genre de coïncidences était infiniment plus faible.
Pourtant, Paul ne manquait pas d’essayer. Il y avait par exemple tous ces médicaments dans la salle de bains du rez-de-chaussée : il devait bien exister un moyen de les utiliser pour l’assommer, non ? Ou pour la mettre au moins dans un tel état qu’il ait le temps de lui faire un sort ? Le Novril par exemple. Avec une dose suffisante de cette saloperie, il n’aurait même pas besoin de faire le boulot. Elle partirait tout seule pour le grand voyage.
Excellente idée, Paul. Je vais t’expliquer comment procéder. Tu n’as qu’à vider un bon paquet de ces gélules dans une pinte de crème glacée. Elle pensera qu’il s’agit de noisettes dans la pistache et engloutira le tout sans broncher.
Non ; ça ne marcherait évidemment pas. Il ne pouvait pas davantage éventrer une douzaine de gélules et mélanger la poudre à de la crème glacée qu’il aurait auparavant laissée se ramollir. Le Novril, pris tout seul, était abominablement amer. Il l’avait assez goûté pour le savoir. Un goût qu’elle reconnaîtrait immédiatement au milieu de la douceur attendue… et malheur à toi, Paulie. Malheur un max !
Dans une histoire, l’idée aurait tout à fait convenu. Dans la réalité, néanmoins, elle ne tenait tout simplement pas debout. Il n’était pas sûr qu’il aurait pris ce risque même si la poudre blanche des gélules n’avait pas eu le moindre goût. Ce n’était pas suffisamment sûr. Pas suffisamment sûr. Ce n’était pas d’un jeu, mais de sa vie qu’il s’agissait.
D’autres idées lui passèrent par la tête pour être rejetées encore plus vite. Parmi celles-ci : suspendre quelque chose (la machine à écrire lui vint immédiatement à l’esprit) au-dessus de la porte, afin qu’elle soit tuée ou au moins assommée en entrant ; ou bien tendre un fil invisible entre deux marches pour qu’elle trébuche dessus. Mais dans un cas comme dans l’autre, le problème était le même que le coup du Novril-dans-la-crème-glacée : aucun n’était suffisamment sûr. Il se trouva littéralement incapable d’imaginer ce qu’elle lui ferait au cas où elle découvrirait qu’il avait essayé de l’assassiner et échoué dans sa tentative.
Comme la nuit tombait, au cours de cette deuxième soirée, les couinements de Misery toujours aussi monotones (on aurait dit une porte aux gonds rouillés avec laquelle aurait joué le vent), Vache à Lait Numéro 1 s’arrêta brusquement de meugler.
Paul se demanda, avec une certaine anxiété, si le pis de la malheureuse bête n’avait pas explosé, avec pour résultat une mort par hémorragie. Pendant un moment son imagination
si vive !
essaya de se représenter la vache gisant dans une mare où sang et lait se mélangeaient – tableau qu’il chassa de son esprit aussi rapidement qu’il le put. Il se gourmanda lui-même, se traitant d’idiot ; les vaches ne mouraient pas ainsi. Mais la voix qui le sermonnait manquait de conviction. En fait, il n’en savait absolument rien. Et de toute façon, ce n’était pas la vache son problème, non ?
Toutes ces idées mirobolantes reviennent à une chose : tu veux la tuer au moyen d’un système commandé à distance, sans avoir son sang sur les mains. Tu es comme un type qui n’aime rien tant qu’un steak bien saignant mais qui ne pourrait tenir une heure dans un abattoir. Mais écoute-moi bien, Paulie, et ne t’y trompe pas : tu dois voir la réalité en face, au moins une fois dans ta vie. Pas d’idées mirobolantes. Pas d’enjolivures. Bien vu ?
Bien vu.
Il fit rouler le fauteuil jusque dans la cuisine et ouvrit les tiroirs jusqu’à ce qu’il eût trouvé les couteaux. Il choisit la lame à découper la plus longue qu’il put trouver et revint dans sa chambre, n’oubliant pas d’effacer au passage les marques laissées par les capuchons de moyeu. La trace de ses allers et retours devenait de plus en plus nette, néanmoins.
M’en fiche. Qu’elle manque une fois de plus à les remarquer, et elle n’aura plus jamais l’occasion de les voir.
Il posa le couteau sur la table de nuit, se hissa sur le lit et glissa l’arme sous le matelas. Dès que Annie serait de retour il lui demanderait un bon verre d’eau bien fraîche et quand elle se pencherait sur lui pour le lui donner, il plongerait la lame dans sa gorge.
Rien de mirobolant.
Paul ferma les yeux et se laissa gagner par le sommeil, si bien que lorsque la Cherokee entra au ralenti dans l’allée, le lendemain à quatre heures du matin, moteur et lumières coupés, il ne broncha pas. Jusqu’à l’instant où la pointe de l’aiguille s’enfonça dans son bras et où il se réveilla pour voir son visage incliné sur lui, il ne s’aperçut pas de son retour.